Notre-Dame-des-Dunes Exposition à La Plate-Forme, laboratoire d’art contemporain, Dunkerque 25 octobre 2024 – 11 janvier 2025
Notre-Dame-des-Dunes est le nom qu’Émilien Leroy a d’abord prêté à l’usine Valdunes de Leffrinckoucke, lieu d’une résidence où il eut la liberté de photographier, de filmer, d’enregistrer au cœur des ateliers et au milieu des machines. De ce séjour à la forge, l’artiste a rapporté quantité de matériaux visuels et de bruits, comme autant de marqueurs du travail, bientôt transformés par lui en un carrousel d’images et de sons. Émilien Leroy n’en est pas à sa première tentative d’explorer les sites de l’industrie, il en connaît les emprises glorieuses ou désolées, les installations grandioses ou monstrueuses, les outils et les gestes ouvriers. Il en a approché la réalité technique autant que sociale. Il se tient avec caméra et micros sur le plancher de l’usine, au bord des fosses où se déversent les matières perdues, à proximité des bandes convoyeuses qui acheminent les matériaux, extraient les résidus, relient les organes de la machinerie.
S’il a observé longuement les usines sidérurgiques du Nord de la France (à Dunkerque ; à Valenciennes), il s’est éloigné aussi des rivages de l’Europe pour connaître les chantiers lointains de démantèlement des navires, en Turquie ou en Inde. Ses films, comme Aliaga (2018) ou Made in Alang (2019 2023), ont montré naguère les ouvriers travaillant à la découpe au chalumeau, les grutiers déposant des pans entiers de métal ou charriant les moteurs désossés des anciennes salles de machines, dans le rythme essoufflé, faussement nonchalant, que ralentissent le climat et la chaleur brûlante du sciage des tôles. L’industrie inscrit ses produits les plus prestigieux dans des cycles de vie puis de destruction, ses réseaux s’étirent sur la Terre entière. Il faut parfois voyager loin pour en mesurer concrètement les audaces et les servitudes : ses réalisations colossales, ses attributs ambigus de fierté ou d’humiliation. Il en va de l’industrie comme de la vie même : on vante les promesses de la nouveauté, on néglige le vieillissement, on se détourne des f ins de vie escamotées. Les chantiers de démolition sont dérobés à la vue. Les usines en activité, elles, s’ouvrent difficilement aux regards extérieurs. Il faut de l’obstination – et même être poussé par l’instinct du chasseur – pour débusquer, aux confins des mondes urbains, les territoires actuels de la production. Émilien Leroy possède ce courage. Il recueille toutes sortes de traces dans les anciens locaux désemparés, il collectionne des objets, des outils, il reconstitue des bribes d’histoire, venues d’un monde dont le travail est le centre.
Les objets et les mots « Pensez, écrit le philosophe, aux outils qui se trouvent dans une boîte à outils : marteau, tenailles, scie, tournevis, mètre, pot de colle, colle, pointes et vis. — Les fonctions de ces objets diffèrent tout comme les fonctions des mots. (Et il y a des similitudes dans un cas comme dans l’autre.) (1) »
Devant la palette des outils, devant le rack ou sur le mur où sont alignés les appareils et accessoires de travail, il est vain de se demander : qu’est-ce que cela signifie ? La question serait plutôt : à quoi ça sert ? Le problème devient philosophique, car ce que les mots disent des objets, comment les comprendre si l’on n’a pas commencé par montrer ? Comment ce que désignent les mots peut-il être exposé ? Subrepticement, la question s’est déplacée, a glissé. Ce n’est plus une recherche d’explication du sens des mots ni même de la manière dont nous les utilisons, c’est devenu un motif plastique. C’est un problème d’art.
Montrer les objets et leurs fonctions comme s’ils s’articulaient entre eux à la manière d’un langage ? Oui, mais c’est une analogie à la fois vraie et trompeuse. Entre les objets et les mots, il n’y a pas de commune mesure, seulement la similitude de deux rapports : les di érences de signification entre les mots ; les di érences de fonction et d’emploi entre les objets. Tout l’art est de montrer : l’installation dans l’espace d’exposition est l’unique connexion possible entre les deux plans.
« Ce qui nous égare, poursuit le philosophe, c’est l’apparence d’uniformité des mots lorsque nous les entendons prononcer ou que nous les lisons. Car leur emploi ne nous apparaît guère. Surtout pas quand nous philosophons (2). »
Martel en tête
Pensez donc aux marteaux. Ou plutôt : pensez à une tôle, à une cloche, à une corde de piano, à un tendon sous la peau d’un corps vivant, à une roue. Ce qui les réunit ? — Le marteau : mais dans combien d’emplois di érents ? Le marteau du chaudronnier, le marteau du sonneur ou du sondeur (qui évalue la qualité d’un métal, la densité d’une matière), le marteau de l’accordeur, celui du neurologue, ou celui qui autrefois frappait les roues de train pour vérifier qu’aucune ne présentait de défaut : ces mêmes roues, aujourd’hui plus sûres et performantes, prennent forme aussitôt que leur acier rougi est embouti par l’énorme frappe du marteau-pilon. Le film d’Émilien Leroy, L’Usine des dunes, projeté au FRAC Grand Large – Hauts-de-France, en montre les images obsédantes. Le lopin d’acier est en gros plan, le sol et le plafond sont hors-champ, le regard peine à s’arracher au spectacle du flamboiement de la matière, le corps vibre intérieurement devant l’énergie dissipée par les coups de boutoir de la machine. On peut énumérer encore : le marteau du démolisseur, du briseur d’idoles… Et dans le bruit ambiant, au tréfond de l’oreille, le minuscule marteau, avec l’enclume et l’étrier (les osselets), qui répercute les ondes sonores… La collection de marteaux exposée à La Plate-forme fait chatoyer cette polyvalence, elle rappelle la différence des emplois, des métiers, des époques, elle découvre les significations autrement cachées sous « l’apparence d’uniformité » du mot.
La mort et les masques
La collecte des boîtes à outils, des marteaux, des radio-réveils, tous issus d’espaces de travail délaissés, inspire à Émilien Leroy un art de l’installation qui rehausse les objets et révèle leur double valeur plastique et anthropologique. À quoi donc peuvent faire penser les quelques dizaines de masques de soudeurs disposés en rangs serrés sur la cimaise ? Rien moins qu’à La Voie des masques, peut-être le livre le plus éblouissant de Claude Lévi-Strauss après Tristes tropiques. Devant les masques de l’île de Vancouver, c’est de Baudelaire que l’anthropologue se souvenait, et de ses « Correspondances », avant qu’il décrive leurs « mécaniques à la fois naïves et véhémentes ».
Or devant les cagoules de métal percées de lunettes fantomales, devant les masques de soudeurs, bien plus uniformes et noirâtres que les figures sculptées et colorées du Nord du Pacifique, on n’est pas loin d’éprouver une égale fascination. Car leur forte présence plastique, fût-ce celle, toute adventice, d’objets perdus et retrouvés, évoque cet art puissant, qui, bien qu’étranger et lointain, « réunit dans ses figurations la sérénité contemplative des statues de Chartres ou des tombes égyptiennes, et les artifices du Carnaval »(3). Les appareils de protection, fixés au mur de La Plate-forme, ne doivent rien à l’exotisme. C’est de leur proximité au contraire, sinon de la familiarité avec les équipements utilisés à l’usine, que vient le puissant sentiment d’étrangeté. Ces objets patiemment repêchés par Émilien Leroy, sont bien plus riches et chargés de sens que ne le seraient de simples ready made. Il ne s’agit ni de les vouer à quelque réemploi ni de les doter arbitrairement de signification esthétique. Ces masques sont des porteurs de symboles, issus des métiers parmi les plus éprouvants, ceux qu’exercèrent pendant des lustres, et qu’exercent toujours à Dunkerque, les ouvriers de la métallurgie. L’outil de travail, sous son apparence grise, et dans sa répétition même, n’est pas tant sujet à l’embellissement d’une pièce d’exposition qu’à la puissance du mythe qu’il incarne, celui du travail en sa terrible ambivalence. Les grandeurs et les accablements du travail dans les usines et sur les chantiers concentrent les silences de leur tourment et de leur dignité au creux de ces yeux d’aveugles, suspendus au mur de l’exposition. C’est eux qui font rayonner d’intelligence leurs masques effrayants.
Cymbales masquées
Émilien Leroy ne restreint pas ses collectes à ces seuls objets usagés. En tant qu’acousticien et installateur d’ambiances sonores, il enregistre le son des machines, il en reproduit la qualité de résonance, il transpose les impressions reçues à toutes les étapes du process industriel. Il recrée et module les sons dans l’espace, en y construisant son acousmonium. Les « dörries », ces tours d’usinage disposés verticalement, l’ont intrigué : l’outil façonne les roues de train en arrachant des copeaux d’acier sur la surface des pièces forgées, autant qu’il est nécessaire pour obtenir un profil parfait. Les copeaux sont broyés puis versés dans une fosse où ils s’agrègent en monceaux de matière métallique, bientôt récupérés aux fins de recyclage. Les temps successifs de cette chaîne d’actions marquent de leur scansion une riche partition de sonorités et de bruits. La cueillette des sons conduit à l’échantillonnage et au mixage, ou même à une orchestration directe. L’artiste installe par exemple ses cymbales, à la sortie du broyeur et sous la chute des copeaux, comme si des pupitres de musiciens se mettaient à battre tout seuls la musique de transe de cette pluie de débris. À même le sol de la galerie d’exposition, une quinzaine de cymbales sont frottées par des lames en mouvements rotatifs, elles chuchotent un bruit de fond analogue au « chant des dörries ». Car, oui, les tours d’usinage en action produisent des harmoniques que guette avidement le musicien.
Convoyeurs
Les bandes convoyeuses sont en extérieur l’une des parties les plus visibles de l’animation de l’usine, elles en sont les courroies de transmission. Tout un imaginaire cinématique a pu leur être associé, d’autant plus vivement pour les cinéastes et les projectionnistes d’autrefois (le film défilant dans la caméra, ou se déroulant et s’enroulant d’un magasin à l’autre devant l’objectif du projecteur), comme pour les preneurs de son utilisant les anciens magnétophones à bobines… Aussi longtemps que les enregistrements et les prises de vue n’eurent pas migré vers la technologie numérique, le métrage fut le maître mot. Le temps même semblait indissociable du mouvement mécanique, il se comptait en mètres de film. Il était asservi à la continuité de la pellicule ou du ruban magnétique. Émilien reprend cette mythologie matérielle de la longueur de temps, en dévidant jusqu’à hauteur de plafond la piste des sons conservés. La mécanique du temps compté est par excellence l’ordre imposé au travail de l’usine et à son organisation en « trois-huit ». La cadence est celle du process, avec ses temps de feux et d’amollissement de la matière, ses temps de refroidissement et de durcissement des produits, ses temps réglés d’entrées et de sorties d’usine. C’est comme si tout l’espace du travail subissait le battement d’une impérieuse horloge. L’artiste joue à en régler les aiguilles dans la galerie d’exposition.
La plage des Chinois
Peu s’en souviennent : des dizaines de milliers de Chinois, venus pour la plupart de la province du Shandong, furent recrutés par contrat pour travailler dans les usines anglaises, belges et françaises pendant la Première Guerre mondiale (4). Beaucoup furent employés après l’armistice pour le déblaiement des champs de bataille et relever les ruines des villes de la région. Ces recrues, cantonnées et surveillées, furent en butte à l’hostilité de la population. C’est l’un des épisodes oubliés du drame permanent des migrations. Celles-ci furent sollicitées, elles n’en furent pas moins payées de violences, d’ingratitude et d’oubli.
Voilà une histoire réelle mais qui imprègne comme d’un mythe explicatif le patient travail de composition qu’Émilien Leroy effectue avec les coquillages, les petits coquillages venus d’une plage voisine et qui, à cause de leur nom familier (les « chapeaux chinois ») rappellent le souvenir de ces travailleurs malmenés. La perforation des coquillages, le patient assemblage de ces cônes aplatis sont vécus par l’artiste comme une pieuse réplique du geste ouvrier sur les chaînes de fabrication. L’artefact paisible, accroché comme un tableau ou déroulé comme un tapis de fakir, illustre d’une nouvelle manière l’aptitude de l’objet à « l’agentivité », c’est-à-dire à devenir « le nœud visible de multiples relations invisibles qui se déploient dans l’espace et dans le temps sociaux »(5) . Ces « chapeaux chinois », surtout ne les regardez pas seulement comme de beaux objets. Ils sont là, percés, traversés de fines cordelettes, noués ensemble pour que ce travail qui les a fait renaître en artefacts délicats, redonne vie au souvenir des travailleurs disparus.
Près des plages du Nord, le travail est vécu comme une marée dont le flux et le reflux ne s’épuisent jamais. En ces temps de publicité pour les nouveaux emplois et pour les nouvelles industries, le patient travail de l’artiste n’est pas seulement un hommage à l’héroïsme passé mais un avertissement, une protestation contre les embrigadements du présent.
La carotte de Shanghai
Un discret chef d’œuvre se cache dans le tout petit moniteur vidéo qu’Émilien Leroy a disposé dans la galerie. Il a choisi de montrer un court récit, ce que Samuel Beckett aurait appelé un « dramaticule ». Un homme en long manteau et portant chapeau vient hanter le décor de l’ancienne usine, comme un fantôme au milieu des ruines. Le noir et blanc granuleux de l’image en super8, la grisaille des murs, les vestiges étranges d’une activité éteinte : le ton est celui d’une immense nostalgie. C’est aussi l’image d’un retour du refoulé – au sens le plus littéral de l’expression : tant de travailleurs étrangers renvoyés dans leur pays d’origine, tant de travail accompli puis frappé d’amnésie… Ils furent attirés par les promesses de l’emploi, ils reçurent le schlague de la xénophobie. Dans ce décor de film d’où toute végétation est exclue – hors les maigres genets aperçus sur un plan de dunes à la fin – où tout signe de vie en dehors de cet intrus revenu du passé semble aboli, on songe à nouveau au titre de l’exposition : Notre-Dame-des-Dunes. Le nom n’est pas innocent, il éveille des réminiscences littéraires, on peut y entendre l’écho lointain du personnage de Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs 6, héros d’un roman d’incarcération, fantasmatique et incandescent.
Jean Attali
1. Citations extraites de Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, 1re partie, § 11, tr. fr. F. Dastur, É. Rigal & al., Gallimard, « Tel », 2004 (traduction modifiée). 2. Idem. 3. Cl. Lévi-Strauss, La Voie des masques (1979), in Œuvres, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 2008, p. 878. Le livre fut publié à l’origine en deux volumes sous étui, dans la collection « Les sentiers de la création » des éditions Albert Skira, en 1975 ; puis réédité chez Plon en 1979. 4. Voir Li Ma (dir.), Les Travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, Paris, CNRS éditions, 2012 ; en particulier : Céline Regnard, « Un quotidien violent ? Réflexions sur les conditions de vie des travailleurs chinois en France pendant la Première Guerre mondiale » (p. 285-302) ; Nicholas J. Saunders, « Travail et nostalgie sur le front de l’Ouest : l’Art des tranchées chinois et la Première Guerre mondiale » (p. 427-442). 5. Alfred Gell, Art and Agency… (1998), tr. fr. : L’Art et ses agents, une théorie anthropologique, Les Presses du réel, coll. « Fabula », 2009, p. 76. 6. Le roman de Jean Genet (1910-1986), écrit dans la prison de Fresnes, est paru la première fois en 1943.
BUNKER PHASE
installation sonore / performance
durée : entre 3 et 30 h
Haut-parleurs- néons- black light- Fluorescéine- Générateur basse fréquence-moteurs- métronome- alarmes
Festival Baignade interdite- Rivière- 2016
Festival des 1 & 0 -Orléans -Labomedia- 2016
Fête du printemps Métalu à chahuter -2016
Musée portuaire de Dunkerque- 2015
LAST RESORT
Performance vidéo-sonore (C.Beuret & E.Leroy)
en 12Volts et/ou 220Volts
Ressorts amplifiés et feedback vidéo
extrait : https://youtu.be/KCI92t6Zn30
USINE DES DUNES-
Radio des dunes, radiographie de l'usine des dunes-
Films/Enregistrements/Installations sonores/installations videos
2021, six mois passés dans la forge de l'usine des dunes à Dunkerque Leffrinckoucke et à l'usinage de Trith-Saint-Léger...
usine centenaire qui forge des roues de train . En perte de vitesse . Dernier souffle...dernière roue...
à présent elle fabrique des obus!
NOTRE DAME DES DUNES- texte de Jean Attali- Lire Notre dame des dunes par jean attali

Duo de sirènes à manivelles amplifiées
Jerome Bouve & Emilien Leroy
Audio:
enregistrement Cuve Port Saint -Louis
Vidéo: